Luce Lebart est directrice de l’Institut Canadien de la Photographie (ICP) du Musée des Beaux-Arts du Canada à Ottawa.
Pouvez-vous nous parler un peu de vous ?
Ma passion pour la photographie remonte à mon enfance. Je me souviens de ces moments que je passais à me plonger dans des tas de photos de familles que l’on conservait dans une grande valise. Je voyageais dans le temps et dans l’espace découvrant des visages et les pays d’où viennent ma famille, le Maroc et l’Algérie. J’ai eu la chance d’étudier à l’Ecole nationale supérieure de la Photographie en France, puis j’ai commencé à faire de la recherche en histoire de l’art et de la photographie.
J’ai travaillé à la fois dans des bibliothèques qui conservent de la photographie, des photothèques et des centres d’archives et j’ai aussi enseigné la photo, le tirage et l’histoire et la gestion des fonds photos. Avant d’arriver à l’Institut Canadien de la Photographie, j’étais directrice des collections de la Société française de photographie, qui est la plus ancienne société photographique encore active aujourd’hui en Europe et dont je suis heureuse de faire désormais partie du Conseil d’Administration. L’association conserve des photographies de Daguerre, de Bayard ou encore de Niépce, des fonds amateurs, pictorialistes, autochromes, et scientifiques, un domaine qui m’intéresse particulièrement.
Je pense qu’il y a presque autant de publics de la photographie que de pratiques de l’image. Cette ouverture à toutes les pratiques de l’image, qu’elles soient artistiques, amateurs, commerciales ou documentaires est au cœur de la vision de l’Institut Canadien de la photographie qui est un lieu de partage, de collectionnement et de questionnement de la photographie sous toutes ses formes et c’est bien ce qui m’y a amené. En plus des images, j’aime les mots donc. Mon dernier livre sortira le 27 septembre chez Larousse : il s’intitule Les grands photographes du XXe siècle et avec l’Institut Canadien nous préparons pour octobre un livre très original sur la ruée vers l’or. C’est le sujet d’une de nos trois expos d’automne à l’ICP et ces images nous été offertes par Archive of Modern Conflict, le partenaire créatif de l’Institut.
Vous nous avez parlé de votre intérêt pour la photographie scientifique, pouvez-vous nous en dire plus ?
Je me suis intéressée à la photo scientifique en faisant des recherches sur la photo météorologique, notamment dans différents observatoires. J’ai dévorée la littérature scientifique et de vulgarisation scientifique du XIXème siècle.
J’ai eu la chance de faire une exposition au Musée de la mainà Lausanne, en Suisse, qui s’appelait « La preuve par l’image ». J’ai travaillé avec un sociologue des sciences, Francesco Panese, qui s’intéressait comme moi au rôle de l’image dans l’élaboration des savoirs scientifiques. Nous souhaitions montrer comment la photographie était utilisée comme preuve en science et en para-science. Nous avons notamment valorisé des fonds d’images contemporains et anciens de chercheurs des Ecoles Polytechniques de Lausanne et de Zurich tout en mettant en lumière des archives de la criptozoologie : la science des animaux disparus – tel le dodo -, ou extraordinaires, qu’ils soient énigmatiques tel le monstre du Loch Ness ou bien « BIg Foot ». On s’aperçoit que les dispositifs de conviction sont les mêmes et qu’une image en soi ne prouve rien.
J’ai eu l’occasion de re-travailler sur ce sujet en 2015 en faisant une exposition au Bal à Paris avec Diane Dufour et Christian Delage, appelée « Image à charge : la construction de la preuve par l’image ». Nous l’avons centrée sur les représentations de crimes individuels et de crimes contre l’humanité.
Autour de la photo scientifique, il y a la question de la preuve et de l’objectivité. Ce qui m’a toujours captivée en photo scientifique, c’est la démarche d’inventaire et de typologie, qui accompagnent souvent l’émergence d’une science. J’ai toujours été attirée par cette espèce de tension qu’il y a entre ce qui est créé dans l’art et en photographie documentaire, scientifique ou encore amateur.
Quelles sont les missions de l’ICP ?
L’ICP a été créé en 2015 par l’alliance entre le Musée des Beaux–Arts du Canada, la fondation du Musée des Beaux-Arts du Canada, la Banque Scotia et la collection Archive of Modern Conflict dont le créateur propose des donations de fonds photographiques exceptionnels. Ce montage facilite l’intégration de donations et de nouvelles acquisitions à la collection, permet une gestion et une valorisation optimisée : l’objectif et d’enrichir le patrimoine canadien.
Tant du point de vue de ses infrastructures que de ses ressources, l’ICP est intégré dans le Musée des beaux-arts et sa mission s’inscrit dans celle du musée des Beaux-Arts tout en étant ciblée sur la photographie sous toutes ses formes plutôt que sur l’art en général. Dans la lignée de la vision du musée des Beaux-Arts, l’ICP contribuera à renforcer le sentiment d’identité et la fierté des canadiens envers la richesse de leur patrimoine visuel tout en le positionnant en pôle d’excellence pour la photographie. Nous cherchons à diversifier nos publics, agréger les communautés photographiques, bref, rassemblera les individus et les communautés au musée, en ligne et autour de publications pour voir, apprécier et étudier la photographie.
Parmi nos grands objectifs, encourager la photographie canadienne et la recherche sur la photographie canadienne est une priorité. Attirer et engager la jeunesse en est une autre tout comme optimiser la numérisation de nos fonds, inventer et participer à des projets numériques innovants mais aussi rejoindre les communautés si créatives internationalement du livre photo.
La photographie est-elle un art très présent au Canada par rapport à la France ou à l’Europe ?
Je dirai que la photographie est de plus en plus présente au Canada, des festivals s’affirment, des institutions créent des espaces dédiés pour leurs expositions, de nouveaux prix sont proposés pour aider des jeunes photographes à développer leur carrière.
Une chose est sûre, le statut du photographe et de l’auteur est différent au Canada comparé à l’Europe et en particulier à la France. Le Canada prend soin des photographes canadiens et des accords stricts réglementent leur rémunération quand ils sont exposés, invités, présentent une conférence, publient une image en ligne, sur les réseaux sociaux ou dans un livre…. Cela semblerait tout juste un rêve très lointain pour un photographe. En France le photographe doit souvent payer de sa poche pour figurer dans une expo, produire ses œuvres, etc.
Vous avez peut-être eu la chance de voir, en ce moment, l’exposition d’André Kunard, conservateur associée de l’ICP : cette exposition réalise le tour de force de montrer 40 ans de photographies au Canada (1960-2000), en presque autant d’œuvres de notre riche collection.. On y constate la grande diversité des pratiques, d’abord journalistiques avec des formats assez petits et au fur et à mesure les formats s’agrandissent, la couleur se déploie et l’exposition s’achève par la sublimissime « Destroyed room » de Jeff Wall.
Quels sont vos prochains projets avec l’ICP ?
Nous préparons, pour le printemps 2018, une exposition qui commémorera les 50 ans de la collection du Musée des Beaux-Arts et dont le commissariat est assuré par Ann Thomas. Toujours pour 2018, Lori Pauli, conservatrice à l’ICP, prépare une exposition monographique et rétrospective sur Gustave Rejlander, photographe britannique, l’un des pionniers de la mise en scène photographique au XIXème siècle.
Nous avons aussi un beau projet avec les AGO de Toronto que nous révélerons bientôt.
Et puis, tout bientôt, le 02 novembre 2017, nous inaugurerons – et le vernissage est ouvert à tous, trois expositions photographiques ayant toutes en commun d’être traversées par la question des migrations, des frontières et du territoire, des grands sujets fondateurs de l’identité et de la culture canadienne.
• Notre première exposition est une invitation à un jeune photographe canadien Andreas Rutkauskas, qui s’intéresse à la frontière USA–CANADA. Il sillonne cette frontière depuis plusieurs années, à pied essentiellement et avec un appareil photo en main.
• La deuxième exposition s’intitule OR ET ARGENT. IMAGES ET IMAGINAIRES DE LA RUÉE VERS L’OR. C’est une collaboration avec la bibliothèque et les Archives du canada et c’est aussi l’occasion de mettre ne valeur un aspect de la donation récente faite à l’ICP par Archive of Modern Conflict sur les Origines de la photographie.
L’exposition raconte, à travers des images fascinantes et en grande partie inédites, les espoirs, les rêves et les illusions de toute une génération d’argonautes partis à la rechercher de l’or. Cette expo nous fait voyager, en images, des rivières de la Californie aux sommets enneigés du Yukon, Et ce sont aussi deux grands moments de l’histoire de la photographie qui sont explorés : celui de l’influence de l’image unique sur métal, chérie et vénérée jusqu’à l’ère des images multiples, sur verre, puis sur papier
Les portraits sont mis en scène chez le photographe qui était souvent ambulant. Les mineurs, avec la complicité du photographe, cultivent une représentation à l’opposé de la bienséance, fabriquant une image provocante d’eux-mêmes : ici le modèle respectable n’est plus le bourgeois, mais le bandit.
Cette iconographie rompt complètement avec celle habituelle des daguerréotypes où l’on se montre toujours dans la meilleure position sociale.
Dans le Yukon, les images sont plus instantanées et se concentrent beaucoup plus sur le territoire et les déplacements de personnes.
La dernière exposition s’appelle « Frontera » et a été préparée en collaboration avec le festival de photographie de Mexico City. Elle rassemble 8 regards de photographes contemporains internationaux sur le thème de la frontière mexicaine. Le but ici est de questionner la frontière : est-ce une limite ? Un passage ? Les deux à la fois ? Le titre de l’exposition est ; Frontera, REGARDS SUR LA FRONTIÈRE AMÉRICANO-MEXICAINE. On découvrira des pièces des Mexicains Pablo Lopez Luz et Alejandro Cartagena qui résonnent avec celles des Canadiens Mark Rudawel et Goeffrey James, du Suisse Adrien Missika, de l’Américaine Kirsten Luz et de l’Allemand Daniel Shwartz.
Si vous deviez choisir votre photographie préférée, laquelle serait-elle?
Si je devais choisir une photographie que je préfère en ce moment, ce serait celle qu’on appelle ici les « lovers », c’est un ferrotype des années 1860 réalisé en studio par un photographe inconnu qui montrent deux jeunes chercheurs d’or posant devant un fond peint. Nous avons choisi cette image pour l’affiche de l’exposition « Or et Argent ». Ces deux jeunes argonautes sont assis l’un contre l’autre. Ils ont l’air fatigués, probablement par leur journée de travail. Ils ont l’air de s’aimer. Nous voyons plutôt cela au cinéma et rarement en photographie, surtout à cette époque. Il y a quelque chose de cinématographique dans cette image. Ce n’est pas un portrait et le sujet de l’image n’est pas ces personnages mais bel et bien ce qui se passe entre eux. Je ne sais pas à qui cette image-là était destinée ou qui l’a conservée, mais elle est juste hypnotisante. C’est la couverture de notre prochain livre Gold and Silver / or et Argent publié en coédition avec RVB Books.